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Le moulin
L’Épouvanteur allait nous entraîner vers Kendal quand nous entendîmes le battement régulier de lourds sabots mêlé au bruissement de l’eau. Alors, émergeant du brouillard, apparurent deux énormes chevaux de trait, attelés l’un derrière l’autre. Menés par un homme en veste de cuir, ils tiraient une longue embarcation étroite.
Lorsqu’il nous vit, l’homme arrêta les bêtes, attacha leur bride à un pieu et monta sur le pont sans se presser, roulant des épaules d’un air assuré. Il était grand, robuste, avec de larges mains. En dépit du froid, le col de sa chemise, sous sa veste, était déboutonné, révélant une épaisse toison brune.
La plupart des gens préfèrent traverser la rue plutôt que de passer près d’un épouvanteur. Mais l’homme affichait un large sourire. Il s’avança résolument vers mon maître et lui tendit la main :
— Monsieur Gregory, je suppose ? Je suis Matthew Gilbert. Bill Arkwright m’a demandé de récupérer le garçon.
Ils échangèrent une poignée de main, et mon maître lui rendit son sourire :
— Enchanté, monsieur Gilbert. Arkwright est-il trop malade pour venir le chercher lui-même ?
— Non, ce n’est pas ça, même si sa santé n’est pas très bonne, expliqua Matthew Gilbert. Mais on vient de tirer un corps de l’eau, le troisième en deux mois. Il a été vidé de son sang, comme les autres. L’obscur semble montrer sa vilaine figure plus souvent qu’à l’ordinaire, et Bill a été très occupé, ces temps-ci. Il est parti dans le Nord pour enquêter.
L’Épouvanteur hocha la tête d’un air pensif, mais ne fit pas de commentaire. Posant la main sur mon épaule, il me présenta :
— Voici Tom Ward. Il s’attendait à finir la route à pied. Je suis sûr qu’il appréciera d’être transporté.
M. Gilbert me serra la main :
— Content de te connaître, jeune Tom. Fais tes adieux tranquillement, je t’attends en bas.
Il désigna la barge d’un mouvement de menton et redescendit sur le chemin.
— Eh bien, petit, me recommanda mon maître en me remettant quelques pièces d’argent, n’oublie pas d’écrire. Tu nous enverras une lettre à la fin de la première semaine, pour nous raconter comment ça se passe.
Puis il me tendit une guinée :
— Et voilà de quoi payer ton séjour auprès de Bill Arkwright. Travaille aussi sérieusement pour lui que pour moi, et tout ira bien. Pendant quelque temps, tu vas avoir un autre maître, avec sa propre façon d’agir. C’est à toi de t’adapter à lui, pas le contraire. Tiens ton cahier à jour, note soigneusement tout ce qu’il t’enseignera, même si cela diffère de ce que je t’ai appris. C’est toujours intéressant d’avoir un autre point de vue, et Arkwright est un spécialiste des créatures de l’eau.
Là-dessus, l’Épouvanteur m’adressa un petit salut et tourna les talons. Alice attendit qu’il ait quitté le pont pour s’approcher. Jetant ses bras autour de mon cou, elle se serra contre moi :
— Tom ! Oh, Tom, tu vas me manquer !
— Toi aussi, tu vas me manquer, dis-je, la gorge serrée.
Elle se détacha de moi et me tint à bout de bras :
— Prends bien soin de toi ! S’il t’arrivait quelque chose, je ne le supporterais pas…
— Il ne m’arrivera rien, affirmai-je désireux de la rassurer. Je suis capable de me débrouiller, tu sais.
Elle jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule, puis me souffla :
— En cas d’urgence, si tu as besoin de me contacter, utilise un miroir !
Choqué, je la repoussai. Les sorcières se servent des miroirs pour communiquer, et j’avais vu Alice le faire, une fois. Si l’Épouvanteur avait entendu ça, il aurait été horrifié. Ces pratiques appartenaient à l’obscur, et il n’approuverait sûrement pas que j’y aie recours.
— Ne me regarde pas comme ça, Tom, protesta Alice. Il te suffira de placer tes deux mains contre un miroir et de penser très fort à moi. Si ça ne marche pas du premier coup, insiste.
Je refusai avec colère :
— Non. Je ne ferai jamais une chose pareille ! Ce serait pactiser avec l’obscur, et je suis ici pour le combattre.
— Ce n’est pas si simple, Tom. Il faut parfois combattre l’obscur par l’obscur. Souviens-t’en, quoi qu’en pense le vieux Gregory. Et sois prudent. C’est une région du Comté où il ne fait pas bon séjourner. J’ai vécu ici, autrefois, avec Lizzie l’Osseuse. Nous habitions au bord du marécage, pas très loin du moulin d’Arkwright. Alors, prends bien garde à toi !
Je hochai la tête. Puis d’un geste impulsif, je me penchai et l’embrassai sur la joue. Elle recula, et je vis des larmes briller dans ses yeux. La séparation était douloureuse pour nous deux. Elle se détourna et partit en courant. L’instant d’après, le brouillard l’avait avalée.
Je rejoignis tristement le chemin de halage. Matthew Gilbert m’attendait. Il désigna à l’avant de la barge une banquette où je m’assis. Derrière moi, il y avait deux trappes, fermées par un cadenas. Nul doute que cette embarcation transportait des marchandises, stockées dans la cale.
Quelques instants plus tard, nous repartions vers le nord. Je levai les yeux vers le pont, espérant contre toute vraisemblance qu’Alice se montrerait une dernière fois. Elle n’apparut pas, et ma poitrine se serra à l’idée de l’abandonner ainsi.
De temps en temps, nous croisions une barge voguant dans l’autre sens. À chaque rencontre, M. Gilbert échangeait de chaleureux saluts avec les bateliers. Ces embarcations, de tailles variables, étaient toutes longues et étroites, munies d’une ou plusieurs trappes. Certaines étaient pimpantes et bien entretenues ; d’autres, noires et sales, couvertes d’une poussière grasse, transportaient certainement du charbon.
Vers une heure de l’après-midi, M. Gilbert arrêta ses chevaux, les débarrassa de leurs harnais et les attacha près d’un talus herbeux, le long du canal. Les laissant paître, il bâtit rapidement un feu pour nous cuisiner un repas. Je proposai de l’aider, mais il refusa :
— Les invités ne mettent pas la main à la pâte. Si j’étais toi, je me reposerais. Bill Arkwright mène la vie dure à ses apprentis. Mais il n’est pas mauvais bougre, et c’est un bon épouvanteur. Il a beaucoup fait pour le Comté. Un opiniâtre, Bill ! Quand il a refermé ses dents sur une proie, il ne la laisse jamais échapper.
Il pela des pommes de terre et des carottes, qu’il mit à bouillir dans une marmite. Nous nous assîmes à l’arrière de la barge, les pieds pendant au-dessus de l’eau, et mangeâmes avec nos doigts dans des écuelles de bois. Les légumes n’étaient pas assez cuits, mais j’avais si faim que j’aurais pu avaler les deux chevaux avec leurs harnais.
Après un moment de silence, je relançai la conversation par politesse :
— Connaissez-vous M. Arkwright depuis longtemps ?
— Depuis plus de dix ans. Bill a d’abord vécu au moulin avec ses parents, qui sont morts il y a des années. Du jour où il est devenu l’épouvanteur local, il a été un de mes bons clients. Je lui livre cinq tonneaux de sel chaque mois. Je lui fournis aussi des chandelles, des provisions de toutes sortes. Et du vin. Il aime picoler, Bill. Et pas du jus de pissenlit ! Du bon rouge, qu’on fait venir par bateau jusqu’à Sunderland, puis par la route jusqu’à Kendal, où j’en embarque régulièrement une cargaison. Il me paye bien.
La quantité de sel m’intriguait. Mêlé à la limaille de fer, il sert à tapisser l’intérieur des fosses où on enferme les gobelins. C’est aussi une arme efficace contre les créatures de l’obscur. Mais on ne l’utilise habituellement qu’en petites quantités, que l’on achète à l’épicerie du village. Pourquoi Bill Arkwright avait-il besoin de cinq tonneaux de sel par mois ?
— C’est ça, votre cargaison, aujourd’hui ? demandai-je. Du sel et du vin ?
— Non, ma cale est vide. Je viens de livrer un chargement d’ardoises à un entrepreneur de Caster, et je retourne en chercher un autre. Dans ce boulot, on est amené à acheminer des marchandises très diverses. Je transporte de tout, sauf du charbon. Ça prend beaucoup de place, et c’est si bon marché qu’il n’est même pas nécessaire de verrouiller la trappe pour décourager les voleurs ! Et puis, cette saleté de poussière noire s’introduit partout. Je laisse ça aux mariniers spécialisés.
— Le moulin de M. Arkwright est au bord du canal ?
— Pas loin. Tu ne le verras pas depuis la barge, il est caché par un rideau d’arbres. Mais on pourrait jeter une pierre dans le jardin depuis la rive. C’est un endroit isolé, tu devras t’y faire.
Le silence retomba. Une chose qui m’avait frappé pendant le voyage me revint alors à l’esprit :
— Pourquoi y a-t-il autant de ponts au-dessus de ce canal ?
M. Gilbert hocha la tête :
— Bonne remarque ! Quand le chenal a été creusé, il coupait bien des domaines en deux. Les fermiers ont été dédommagés pour leur bande de terre, mais il a fallu leur permettre l’accès à leurs champs de l’autre côté de l’eau. Il y a une autre raison : les chevaux qui tirent les barges vers Caster empruntent la berge de gauche. Au retour, les ponts permettent de changer de rive. Bien, repartons ! Mieux vaut que tu atteignes le moulin avant la nuit.
M. Gilbert rattacha les bêtes à l’embarcation, et nous reprîmes notre lent voyage vers le nord. Le soleil n’avait pas dissipé les brumes matinales. Un brouillard dense s’était formé. J’apercevais la croupe du cheval le plus proche, mais son compagnon et leur maître étaient hors de vue. Le claquement régulier des sabots lui-même paraissait étouffé. De temps à autre, nous passions sous un pont. À part ça, il n’y avait rien à observer, et je commençais à m’ennuyer.
Nous stoppâmes environ une heure avant la nuit.
— Nous y voici ! s’écria M. Gilbert avec jovialité.
Il désigna un point invisible dans le brouillard :
— Le moulin est là, tout droit.
Empoignant mon sac et mon bâton, je sautai à terre. M. Gilbert attacha le cheval de tête à un haut poteau, une sorte de potence où pendait une cloche.
— Trois coups annoncent à Bill qu’on a besoin de ses services d’épouvanteur, m’expliqua le marinier. Je sonne cinq coups quand il s’agit d’une livraison. Bill vient chercher sa commande. Si elle est trop lourde ou trop encombrante, je l’aide parfois à la transporter jusqu’à la lisière du jardin. Il est imprudent pour quiconque de s’aventurer au-delà.
En cela, Bill Arkwright était bien comme mon maître. Les gens devaient sonner la cloche au carrefour, et, le plus souvent, il m’envoyait leur demander ce qu’ils voulaient.
Je ne distinguais, au-delà du poteau, qu’une masse grise de brouillard, mais un ruisseau glougloutait en contrebas. À cet endroit, le canal surplombait les champs. Une pente herbeuse longeait le chemin de halage et se perdait dans la brume.
— Une centaine de pas mènent à la bordure du jardin, m’expliqua M. Gilbert. Un peu plus bas, il y a un ruisseau. Suis-le. Il coule sous la maison. Son courant actionnait la roue, au temps où le moulin était encore en activité. Bonne chance, petit ! Je te verrai sans doute à ma prochaine livraison de sel ou… de vin.
Il m’adressa un clin d’œil. Puis il détacha le cheval et s’enfonça dans le brouillard. La barge disparut. Je restai là, immobile, jusqu’à ce que le claquement des sabots ne me parvienne plus. À part les gargouillements du ruisseau invisible, il régnait un profond silence. Je frissonnai. Je m’étais rarement senti aussi seul.
Je dégringolai la pente et parvins sur la berge d’un cours d’eau rapide, qui s’enfonçait par un sombre tunnel sous le canal, pour réapparaître probablement de l’autre côté. La visibilité était un peu meilleure en bas, mais ne dépassait pas une douzaine de pas. Je suivis un sentier boueux, m’attendant à chaque instant à voir la maison surgir du brouillard. Mais rien ne m’apparaissait, que des saules dont les longues branches traînaient à terre. J’étais obligé de marcher courbé, ce qui me ralentissait. J’atteignis enfin la lisière du jardin, un fourré impénétrable de buissons et d’arbustes aux branches nues. Mais, d’abord, il y avait un autre obstacle à franchir.
Le jardin était entouré d’une clôture de fer rouillée mesurant bien six pieds de haut. L’extrémité des poteaux, reliés par trois rangées de barres horizontales, était garnie de pointes acérées. Une telle barrière serait difficile à escalader, et je n’avais aucune envie de m’empaler au sommet ! Je longeai donc la clôture, espérant trouver un portail. J’en voulais un peu à M. Gilbert. Il m’avait dit de suivre le ruisseau jusqu’au jardin, mais ne m’avait pas expliqué comment atteindre la maison.
Je progressais ainsi depuis quelques minutes quand le sentier devint marécageux, parsemé de touffes d’herbes spongieuses et de flaques. Je dus marcher en frôlant la clôture de l’épaule pour trouver un sol plus ferme. Enfin, je découvris un étroit passage.
Je fis quelques pas avant d’être arrêté par une tranchée emplie d’une eau boueuse. Difficile d’en estimer la profondeur. Et, comme elle mesurait au moins neuf pas de large, il était impossible de la franchir d’un saut, même en prenant son élan. Je regardai de droite et de gauche, sans trouver moyen de la contourner. J’y enfonçai donc mon bâton, et constatai que l’eau m’arriverait aux genoux. Ce n’était pas assez profond pour empêcher d’accéder au moulin. Alors, à quoi cette tranchée servait-elle ?
Perplexe, je traversai en pataugeant, trempant le bas de mon pantalon. De l’autre côté, un étroit passage s’ouvrait dans le fourré. Il débouchait sur un large espace d’herbe rase, où poussaient les plus gros saules que j’eusse jamais vus. Ils émergeaient du brouillard tels des géants dont les longs doigts humides frôlaient mes vêtements et s’accrochaient à mes cheveux.
Je perçus de nouveau les habillements du ruisseau, avant d’entrapercevoir enfin le moulin d’Arkwright. S’il était plus grand que la maison de Chipenden, son aspect n’avait rien d’accueillant. C’était une construction en bois, délabrée et bancale. Le toit et les murs formaient des angles bizarres ; les ardoises étaient mangées de lichens, et l’herbe poussait dans les gouttières. Le bâtiment avait fait son temps ; la première tempête de l’hiver n’aurait aucun mal à l’abattre.
Le ruisseau disparaissait sous un tunnel noir, creusé sous la maison, pour se jeter en grondant contre la grande roue, qui restait immobile malgré les efforts furieux du torrent. En y regardant de plus près, je compris que, brisée, pourrie, elle n’avait pas dû tourner depuis de longues années.
La première porte que je remarquai était condamnée par des planches, de même que les trois fenêtres les plus proches. Je revins sur mes pas et atteignis un porche abritant une porte massive. C’était sûrement l’entrée principale. Je frappai. Peut-être Arkwright était-il de retour ? Personne ne venant, je cognai plus fort. Finalement, je tournai la poignée, mais la porte était verrouillée.
Que faire ? M’asseoir sur le seuil et attendre, dans le froid et l’humidité ? Les lieux n’étaient déjà guère hospitaliers, qu’est-ce que ce serait, la nuit venue ? Je n’avais aucune garantie qu’Arkwright rentrerait avant le soir. L’enquête sur le corps repêché dans l’eau pouvait le tenir occupé plusieurs jours.
J’avais un moyen de résoudre le problème. Je possédais une clé spéciale, forgée par Andrew, le serrurier, frère de John Gregory. Elle ouvrait presque toutes les serrures, et celle que j’avais devant moi ne présenterait aucune difficulté. Néanmoins, je répugnais à l’utiliser. Il me semblait incorrect de pénétrer chez une personne sans sa permission. Je décidai donc de patienter, au cas où Arkwright reviendrait. Bientôt, gelé jusqu’aux os, je changeai d’avis. Après tout, j’étais attendu, et censé habiter cette maison plusieurs mois.
La clé tourna aisément dans la serrure, mais les gonds émirent un grincement de protestation quand je poussai la porte. L’intérieur du moulin me parut sinistre. Une odeur de moisissures et de renfermé flottait dans l’air, mêlée à des relents de vinasse. Je m’immobilisai, le temps que mes yeux s’habituent à la pénombre.
Au fond de la pièce, sur une grande table, je repérai un bougeoir de cuivre. Posant mon bâton, je coinçai le battant de la porte avec mon sac pour laisser entrer un peu de lumière. Je sortis de ma poche mon briquet à amadou et allumai la chandelle. Je remarquai alors une feuille de papier, coincée sous le chandelier. Je compris au premier coup d’œil que la lettre m’était adressée. Je lus :
Cher Tom Ward,
Tu as du faire preuve d’initiative, sinon tu aurais passé la nuit dehors, dans le noir, une expérience des plus désagréables. Les choses, ici, ne sont pas comme à Chipenden.
Bien que je remplisse la même fonction que M. Gregory, nos façons de travailler diffèrent. La maison de ton maître est un refuge, ou rien de mauvais ne peut pénétrer, ici, avec ma permission, errent des morts qui n’ont pas trouvé le repos. Ils ne te feront aucun mal, aussi, laisse-les aller à leur guise. N’interviens surtout pas.
Tu trouveras des provisions dans le garde-manger, et du bois pour allumer le fourneau près de la porte. Dine à ta faim et dors bien. Il serait sage que tu passes la nuit dans la cuisine en attendant mon retour. Ne t’aventure pas dans les sous-sols de la maison, et n’essaye pas d’entrer dans la pièce du haut, qui est fermée à clé.
Respecte ces consignes, cela vaudra mieux pour toi et pour moi.
Bill Arkwright